Gênero Ameaça(N)do | CAPES-COFECUB

09/04/2019 17:59

Apresentação

Genre menaçant / genre menacé

Analyser la croisade anti-genre du point de vue des études de genre

Projet CAPES Cofecub

Éric Fassin, 13.1.18

 

FONDEMENTS THEORIQUES ET APPROCHES THEMATIQUES 

 

Depuis leur émergence dans le sillage de la deuxième vague féministe au cours des années 1970, et malgré leur renouvellement avec le développement des recherches sur la sexualité depuis les années 1980, les études de genre ont la plupart du temps été confrontées à une indifférence sociale empreinte de condescendance. Toutefois, aujourd’hui, elles se heurtent plutôt à une forme d’hostilité politique qui prend souvent un tour virulent. 

C’est en 1995, à l’occasion de la conférence de l’ONU sur les femmes à Pékin, que le Vatican prend conscience de la menace que constitue le genre pour l’ordre sexuel traditionnel. L’épouvantail n’est plus seulement, voire plus tant le féminisme de la « guerre des sexes ». Le péril nouveau, ce serait désormais l’ébranlement de la différence des sexes, soit l’indifférenciation. Le concept de genre apparaît donc à ses adversaires comme une arme pour contester la place assignée aux femmes, jusque dans l’Église, mais aussi pour subvertir l’évidence de la norme hétérosexuelle, jusque dans le mariage. Au « trouble dans le genre » dont le féminisme serait à la fois le symptôme et le vecteur, l’Église catholique oppose depuis lors un ordre naturel des sexes mais aussi des sexualités. C’est pourquoi la « question homosexuelle », la « question trans », et plus généralement les enjeux autour des minorités sexuelles sont, autant que le contrôle du corps des femmes, au cœur de la bataille du genre.

Pareille offensive ne se limite pas au catholicisme : dans les années 2010, l’exemple français de la mobilisation contre le « mariage pour tous » mais aussi contre la (supposée) « théorie-du-genre » montre l’importance de coalitions religieuses (avec les autorités juives ou musulmanes) ; selon les pays, plutôt que les catholiques (comme en Pologne ou en Colombie), ce sont les évangéliques (comme au Brésil) ou les orthodoxes (comme en Russie) qui vont organiser le combat. Et si la religion joue un rôle décisif, tant la naturalisation de l’ordre sexuel y apparaît comme un refuge ultime contre l’extension de la logique démocratique qui sape son autorité transcendante, elle entraîne avec elle des forces laïques. 

Sans doute le conservatisme sexuel, religieux ou pas, n’a-t-il rien de nouveau – dans aucun de ces pays : sans parler du sexisme ou de l’homophobie, l’antiféminisme a une longue histoire. Toutefois, l’émergence des minorités sexuelles sur la scène publique redouble la virulence politique à l’encontre de « l’idéologie du genre ». Cette conjoncture amène à en prendre conscience : le conservatisme moral est aujourd’hui à proprement parler réactionnaire – autrement dit, il s’érige en réaction contre les progrès de ce qu’on peut appeler la « démocratie sexuelle », en termes de liberté et d’égalité. C’est le succès du genre qui le rend menaçant ; et c’est en conséquence qu’il est menacé. Mais en retour, les attaques contribuent à la visibilité du genre, et donc à son succès social.

Deux traits supplémentaires caractérisent ce moment ambigu de notre actualité. Le premier, c’est l’internationalisation : non seulement on peut établir une cartographie de la contagion réactionnaire, mais le genre est aussi devenu un enjeu géopolitique, tant il est identifié par ses adversaires, de manière réductrice, à l’Occident ou aux pays du Nord. En Afrique, certains dirigeants, selon une rhétorique anti-impérialiste, rejettent ainsi, en même temps que la démocratie sexuelle, le genre, réputé étranger à la culture africaine. 

Le deuxième, c’est l’articulation entre le concept universitaire et la bataille des mœurs qui se livre dans la société : le genre n’est pas seulement le prolongement théorique d’un mouvement social, le féminisme, redoublé par un autre, LGBTQI, dans toute sa diversité ; il en est aujourd’hui une composante politique en même temps qu’académique, comme en témoigne d’ailleurs son usage dans les instances internationales. La réaction contre la « théorie-du-genre » est donc d’autant plus significative qu’elle relie l’évolution juridique et morale aux mouvements sociaux ainsi qu’au développement des études de genre. 

Reste à penser ces mutations. Jusqu’à présent, en sciences sociales, les études de genre ont été principalement définies par des enquêtes sur les identités de genre et pratiques sexuelles. Or l’offensive contre la « théorie-du-genre » fait entrer les études de genre dans le domaine public, non plus comme un domaine spécialisé, voire obscur, mais comme un enjeu politique majeur en pleine lumière. Prises pour objet d’attaques, les études de genre doivent prendre la croisade anti-genre pour objet d’étude. La réflexivité revendiquée par les sciences sociales rejoint ici l’exigence épistémologique féministe du « savoir situé ». Analyser cette bataille du genre, voilà ce qu’entreprend de faire notre projet.

Ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’un projet franco-brésilien. Bien sûr, la mobilisation contre le genre est internationale ; et de fait, notre projet aura des prolongements au-delà de nos deux pays, avec des échanges et des colloques proprement internationaux. Cependant, le choix de travailler depuis et sur ces deux pays a un sens particulier. C’est en France que cette offensive a été le plus visible, et le plus tôt (dès 2011 autour des manuels scolaires de Sciences de la vie et de la terre, puis à partir de 2012 contre le mariage pour tous », avec un prolongement en 2013 contre la « théorie-du-genre » à l’école). Au Brésil, les attaques se multiplient aussi depuis quelques années, dans le monde de l’art et de l’école, ou de la psychologie, et les manifestations et agressions contre une figure emblématique des études de genre, Judith Butler, pendant sa visite en 2017, en sont une expression spectaculaire. En même temps, dans les deux pays, les études de genre sont en plein essor et s’emploient à analyser l’offensive qu’elles subissent.

Associer une équipe française et une équipe brésilienne permettra de penser la comparaison, c’est-à-dire à la fois les logiques communes aux deux pays (et sans doute à d’autres), mais aussi la spécificité du contexte tant en France qu’au Brésil. Les membres du projet pourront ainsi apporter leur expertise sur leur propre pays, mais en même temps participer aux enquêtes dans l’autre pays : c’est tout l’intérêt des séjours de chercheur.se.s que permet un tel financement : non seulement faire part d’un savoir constitué dans le pays d’origine, mais aussi participer à la constitution du savoir dans le pays d’accueil – et dans les deux sens.

 

OBJECTIFS

 

Général 

 

Analyser les formes et les terrains de la « croisade anti-genre » qui se déploie internationalement à partir du cas de deux pays particulièrement visés, France et Brésil, autour de quatre objets, qui demanderont quatre enquêtes de nature différente : religion, éducation, savoirs et populisme.

 

Spécifiques 

 

Quatre objets d’enquête.

Le premier est sans doute le plus évident : les institutions religieuses ont joué un rôle décisif dans les mobilisations contre « l’idéologie » ou « la théorie » du genre, dans nos deux pays comme ailleurs. Toutefois, le contexte religieux n’est pas partout le même : en particulier, le poids de l’Église catholique en France demande à être comparé à celui des églises évangéliques au Brésil.  En même temps, l’offensive religieuse suppose des alliances, non seulement avec d’autres confessions, mais aussi avec des groupes politiques non-religieux.

Deuxièmement, l’éducation est l’un des terrains où se livrent les batailles contre le genre. Ce n’est pas seulement parce que là se joue l’avenir ; c’est aussi que les campagnes peuvent rencontrer d’autant plus d’écho qu’elles jouent sur les investissements personnels et familiaux dans l’éducation, avec toutes les inquiétudes qui s’y concentrent. C’est donc un moyen de toucher un public large, bien au-delà des groupes définis idéologiquement, dans sa vie quotidienne à partir des enfants. Il faudra aussi s’interroger sur la spécificité de ce terrain par rapport à d’autres – par exemple dans le monde de l’art et du cinéma.

Troisièmement, il convient d’étudier la bataille autour des savoirs. En France, l’anthropologie a naguère été mobilisée contre le PaCS, au nom d’une différence des sexes censée transcender le genre comme construction sociale. Si ce vocabulaire rejoint l’anthropologie religieuse défendue par le Vatican, il en va autrement au Brésil. Il faut ainsi analyser le statut de la psychologie (et de la psychanalyse) dans la bataille. Peut-être aussi les attaques politiques contre la sociologie doivent-elles être comprises, au moins en partie, dans ce contexte. On enquêtera donc sur le statut respectif des différentes disciplines, dans un pays comme dans l’autre, et on étudiera la traduction des controverses dans les organisations institutionnelles, y compris en termes de financements.

Enfin, quatrièmement, on conjuguera sciences sociales et philosophie politique pour s’interroger sur les rapports entre populisme et réaction anti-genre. Pour une part, cette croisade joue en effet, comme en France, du « sens commun », soit de l’évidence d’une différence naturelle entre les sexes, pour disqualifier les études de genre présentées comme élitistes car éloignées du « peuple », supposément défini par le « bon sens ». Ces rhétoriques politiques résonnent particulièrement à l’heure où les populismes se font entendre dans les deux pays, et bien au-delà. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le rejet du genre coïncide avec la mise en scène, d’hommes politiques dont la virilité voire le virilisme peut s’interpréter comme une réaction contre l’émergence de femmes en politique.

 

METHODOLOGIE 

 

Chacun de ces quatre objets permettra des comparaisons entre la France et le Brésil qui, en même temps, nourriront l’enquête. Les différents événements organisés dans les deux pays impliqueront des collègues d’autres pays, en particulier en Europe et en Amérique latine, pour élargir la comparaison.

Comme les études de genre, ce projet sera pluri- et interdisciplinaire : les équipes qui collaborent impliquent anthropologues, philosophes, psychologues et sociologues.